Monsieur le Président,
L’intelligence artificielle, l’IA marque une révolution qui, incontestablement, va bouleverser nos modes de vie, notre société toute entière et elle y occupe déjà une place très importante ! En effet, elle a commencé à façonner nos économies, nos emplois, nos rapports à la connaissance et à l’information, ainsi on la retrouve dans tous les secteurs de l’activité humaine même jusque dans nos relations humaines, ce qui doit nous interpeller !
De ce fait, cette technologie induit une certaine prise de pouvoir sans précédent sur nos vies et à terme, s’il n’y a pas de régulation suffisante, à la hauteur des enjeux, elle peut devenir un instrument de domination au service de quelques multinationales aux intérêts économiques et financiers puissants. D’ailleurs concernant l’IA et la technologie numérique dans son ensemble, ce que nous voyons, actuellement, émerger sous nos yeux, c’est bien l’emprise grandissante de géants industriels et technologiques, qui tentent d’imposer un modèle économique fondé sur l’extraction sans limites de ressources précieuses, la consommation croissante d’énergie, l’exploitation massive de nos données personnelles et, enfin, le mépris puis la mise sous tutelle des communs.
Chaque requête, chaque image générée, chaque ligne de code produit un coût caché : des mégawatts d’électricité, des litres d’eau, des émissions de CO2, des terres rares et des métaux. Nous voyons aussi émerger un discours techno-solutionniste très inquiétant qui nie cette réalité, promouvant une IA déconnectée des enjeux liés aux limites planétaires, climatiques et sociales. Ce choix n’est pas une fatalité : il résulte de décisions politiques et industrielles orientées vers le profit immédiat au détriment de l’intérêt général.
Ainsi, dans ce contexte, nous devons remettre la question de l’humain, de l’intérêt général, des biens communs au cœur de ce débat. D’autant que la course à l’automatisation va détruire beaucoup plus d’emplois qu’elle ne va en créer. Il est donc primordial d’accompagner les personnes qui vont perdre leur emploi, de repenser l’organisation du travail tout en garantissant les droits des salariés.
Dans cette ruée vers l’IA, les gouvernements sont tentés de sacrifier la régulation légitime d’une innovation conçue pour le bénéfice d’une poignée d’acteurs économiques, au nom d’une quête de « compétitivité » aveugle et dénuée de sens. L’Europe a toutefois adopté plusieurs textes de loi qui constituent une ligne de défense contre les abus et l’ébauche d’un modèle européen du numérique, dans un cadre juridique afin de le réguler. Préserver et renforcer cette base est un enjeu politique majeur, un enjeu démocratique pour l’avenir de l’union européenne et pour les valeurs qui ont conduit à sa construction.
Mais aujourd’hui cet équilibre fragile risque d’être remis en question par un nouvel omnibus numérique proposé par la commission européenne qui souhaite simplifier cette règlementation alors qu’elle représente une garantie sur la protection de nos données. Mais cette simplification va affaiblir notre ligne de défense, vis-à-vis des géants de la Tech et ne renforcera en rien notre compétitivité numérique, bien au contraire, cela offre plutôt un cheval de Troie à ces géants américains ainsi que ceux de la Chine, qui pourtant menacent nos droits fondamentaux.
Il me semble qu’il aurait été nécessaire de rappeler quelques-uns de ces éléments en propos introductif à cette feuille de route régionale de la donnée et de l’IA. En effet, nous sommes dans un contexte européen et international très particulier que nous devons appréhender et dont nous dépendons en partie. Nous ne pouvons donc pas décontextualiser la stratégie Normande de la donnée et de l’intelligence artificielle de cet environnement.
A travers cette feuille de route, vous vous êtes fixès 3 priorités pour appuyer les politiques publiques régionales :
• Favoriser l’employabilité des normands en développant leurs compétences
• Contribuer à la réindustrialisation et au mix énergétique français
• Investir dans les services publics : mobilité et santé notamment
Et de plus, vous souhaitez faciliter l’usage du numérique par les entreprises avec les chantiers suivants :
• Mise en place et développement de la filière Normandie Numérique
• Renforcement de l’action du DataLab Normandie
• Elargissement de DataNormandie à l’exploitation des données ouvertes
Si nous partageons un certain nombre d’objectifs dans cette feuille route ainsi que les opportunités que peut apporter l’IA, notamment dans le domaine de la santé (par ex dans la recherche contre le cancer, il est démontré qu’elle améliore considérablement la qualité du diagnostic), celui des transports ou dans d’autres secteurs…, il n’en reste pas moins que nous ne savons toujours pas comment vous allez traiter la protection des données des personnes et des entreprises ? Ce sujet aurait pu faire l’objet d’un volet central dans cette feuille de route.
Deuxième problème majeur, l’impact environnemental de l’IA, même si vous rappelez qu’il faut prendre en compte le défi climatique, de la biodiversité et des ressources naturelles, nous n’avons aucune précisions, informations ou même trajectoire sur comment vous allez vous y prendre ? Quelles sont les objectifs en la matière ? Quels indicateurs ? Quelles évaluations ?
Concernant l’objectif de favoriser l’employabilité des normands en développant leurs compétences, bien évidemment nous le partageons ainsi que de travailler sur les métiers en tension. Mais avec l’émergence de l’IA, il y a une réalité dont il faudra tenir compte, c’est que malheureusement de plus en plus de métiers vont être menacés de disparition à court ou moyen terme. L’IA est en train de bouleverser en profondeur le monde du travail. Elle ne se contente plus d’assister les travailleurs mais elle va pouvoir les remplacer dans certaines fonctions, en particulier des activités répétitives, standardisées ou fondées sur des règles précises.
Ainsi, les métiers les plus vulnérables sont les professions administratives, le secteur du transport et de la logistique, le secteur du commerce et de la distribution, le télé-conseil, les comptables, les chauffeurs/livreurs, les rédacteurs/traducteurs et les graphistes/maquettistes. Et selon les projections de l’OCDE et de l’INSEE, cela représente beaucoup d’emplois dans ces secteurs qui vont disparaître d’ici 2030, c’est-à-dire demain. Ainsi n’y aurait-il pas une priorité à mettre en place, dans le cadre de la formation professionnelle, des programmes de reconversion dès maintenant pour toutes celles et tous ceux qui risquent malheureusement de perdre leur emploi dans les secteurs que je viens de citer ?
Anticiper, accompagner au lieu de subir doit être une priorité !
Dans le cadre de la réindustrialisation et du mix énergétique français, vous souhaitez développer l’économie circulaire, favoriser la collecte et le partage de données à fort contenu technique pour aider à la décision des acteurs économiques (données sur le foncier la ressource en eau, la biodiversité, les friches…) afin d’aider les acteurs économiques ce qui est une bonne chose.
Mais ce sur quoi vous appuyez, Monsieur le Président, c’est que le territoire normand accueille des Datacenters, des grands projets industriels très consommateurs d’espaces, tout en mettant l’accent sur la production d’électricité et qu’en fait tous ces projets justifient, à vos yeux, la construction de deux nouveaux EPR. D’ailleurs, il est noté en astérisque que la part de la Normandie dans la production nationale d’électricité devrait passer de 13% à 20% vers 2040. Une annonce, particulièrement, hasardeuse quand on connaît l’important retard de la mise en service de Flamanville soit 13 ans de retard ! Avec des milliards investit, sans garanti de résultats concernant le bon fonctionnement des futurs EPR, une artificialisation des sols qui continu à se déployer à l’encontre des enjeux climatiques et environnementaux, nous ne pouvons cautionner cela.
Et concernant l’implantation de datacenters en Normandie, il serait vital de limiter leur construction (quand on voit que le Président de la république souhaite qu’il y en ait 35 en France, c’est énorme !) à des usages nécessaires et identifier, qu’ils répondent à des critères d’intérêt général ainsi qu’aux enjeux de souveraineté européenne de contrôle des données. Qu’ils répondent aussi à des standards de sobriété ambitieuse concernant leur consommation d’énergie et d’eau et qu’il puisse y avoir une garantie de traçabilité et de transparence absolue quand à leurs consommations. Et enfin, garantir la priorisation de l’accès à l’énergie et de l’eau pour les ménages, services publics et industries, entreprises en phase de décarbonation.
Alors qu’il faudrait diviser par 12 nos impacts du numérique pour être dans les niveaux nécessaires pour lutter contre le réchauffement climatique, actuellement le développement de l’IA tel qu’il est ne nous y aide pas, bien au contraire !
Ainsi, nous devons être vigilants, exigeants, éviter toutes les dérives et excès de cette nouvelle technologie tout en garantissant la protection des données, la protection des citoyennes et des citoyens.
Nous ne devons pas confondre l’innovation et le progrès ! Si la science définit ce qu’est l’innovation, c’est bien le pensée humaine et le débat démocratique qui doivent déterminer ce qui constitue un progrès pour l’Humanité.
Nous nous abstiendrons sur ce rapport.
Je vous remercie.
